« Une plongée dans le temps de la forteresse »

Simone Feis s’est entretenue avec l’artiste Yann Tonnar

Au début de sa carrière, vers 1829, le peintre Jean-Baptiste Fresez réalise des lithographies qui montrent en partie des vues surprenantes de la capitale. Qu’est-ce qui vous a amené à réaliser un projet photographique s’appuyant sur ces œuvres ?

J’étais en train de travailler sur le livre du projet Stadtrand et je cherchais une idée pour la couverture. Plutôt que d’utiliser une vue d’une des œuvres, je me suis dit qu’il serait plus interpellant de choisir une vue historique de la ville. À l’époque, j’avais commencé à collectionner des vues anciennes de la forteresse. J’ai donc sorti les facsimilés des neuf Vues de Luxembourg de Fresez et Bernard de mon tiroir. J’ai d’emblée eu une idée, en constatant que tous ces points de vue existent encore de nos jours ! Ce serait intéressant de les revisiter 200 ans plus tard et de les photographier depuis le même angle afin de superposer les images anciennes et actuelles. Inspiré et motivé, j’ai d’emblée saisi ma caméra, suis monté sur mon vélo et suis parti à la recherche du premier point de vue un beau jour de canicule.

Est-ce qu’il existe de grandes différences entre les vues de Fresez et vos propres prises de vue ?

Il existe des divergences, mais également beaucoup de similitudes. Le premier constat – sans surprise – était l’impact du démantèlement sur la forteresse, tout comme la construction des viaducs. Un heureux hasard est que le format de Fresez correspond au format standard de la photographie actuelle (2:3) et que la plupart de ses perspectives sont plus ou moins correctes. Je me réjouis toujours quand je remarque qu’une maison existe encore aujourd’hui et qu’elle peut être parfaitement superposée. Personnellement, cela a suscité en moi une profonde réflexion sur la période de la forteresse qui m’a conduit au constat suivant : aujourd’hui fortement romantisée, elle devait en réalité être très accablante, voire écrasante pour les habitants.

©Eric Chenal

Pouvez-vous expliquer votre démarche dans le projet ? Comment sont créées ces œuvres, quel est le processus technique ?

Après des premiers tests, j’ai poursuivi en photographiant plus systématiquement encore toutes les vues avec une caméra haute résolution. La plupart des points de vue étaient accessibles ou en partie masqués. Un des points de vue par contre était complètement caché par la végétation. Nous avons donc dû louer une grue afin d’accéder à la bonne position. Après les prises de vue, tout a été retravaillé sur ordinateur, suivant la technique dite du collage digital. Comme je n’avais pas beaucoup de connaissances en matière de Photoshop, j’ai d’abord dû consulter bon nombre de tutoriels afin de me familiariser avec la technique du compositing.

Lors de votre dernière exposition Stadtrand de 2022, vous vous êtes déjà intéressé à des sujets tels que l’urbanisme, le développement urbain ainsi que l’emprise de l’homme sur son environnement. Pourquoi est-ce que ce sujet vous tient-il à cœur ?

C’est une bonne question à laquelle je n’ai pas vraiment de réponse puisque cela se passe plutôt intuitivement. Mon premier documentaire Schrebergaart (2009) concerne déjà des thématiques similaires. Mais je ne m’en suis rendu compte qu’ultérieurement. Je peux confirmer que j’aime la nature, je m’intéresse au développement culturel et à l’histoire et j’adore être dehors au grand air. Cela permet de cultiver un certain sens de l’observation et de porter un regard critique sur notre civilisation.

©Eric Chenal

Vous êtes né sur le territoire de la capitale, dont vous avez toujours été résident. Comment voyez-vous l’évolution urbaine de la ville de Luxembourg ?

Hmm. Du point de vue culturel, je trouve que la ville connaît une évolution positive. À la fin années 80, début des années 90, c’était une sorte de désert culturel. Mais ça a complètement changé. Je ne suis pas spécialiste, ni en architecture, ni en urbanisme, mais je ne vois pas vraiment de concept ou de grandes visions pour la Ville. Rares sont les nouvelles constructions qui laissent entrevoir une certaine vision ou sens de l’esthétique. En superposant les images de 2025 à celles de 1829, on voit que les anciennes constructions sont généralement les plus intéressantes. C’est du moins mon opinion personnelle. C’est symptomatique pour le Grand-Duché : il semble manquer de courage pour réaliser des projets plus ambitieux et prendre des décisions qui ne sont pas uniquement guidées par le profit. C’est dommage puisque les moyens sont là pour faire des projets plus ambitieux.

Dans le cadre de la Biennale d’art de Venise 2011, vous avez participé avec une vidéo à l’installation de l’artiste thaïlandaise Hong-Kai Wang. Quel impact cette expérience a-t-elle-eu sur votre carrière ?

C’est moins le travail concret que le contexte qui a donné naissance au projet. J’ai réalisé durant sept ans des documentaires vidéo ainsi que des interviews avec les artistes de chaque exposition du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. Non seulement la collaboration avec Hong-Kai Wang est née de cette commande, mais également le documentaire « Atelier Luxembourg » qui m’a permis de participer deux fois à la Biennale de Venise. Ma compréhension de l’art contemporain, aussi bien en pratique qu’en théorie, le milieu et le marché, s’est développée au fil de ces projets.

©Eric Chenal

Vous avez fait des études de Visual Culture et réalisez aussi bien des projets photographiques qu’audiovisuels. Quel médium préférez-vous ? Est-ce un défi de chercher à explorer, voire s’affirmer sur deux plans artistiques différents ?

Je suis arrivé au film par le biais de la photographie et à un moment donné, j’ai décidé de poursuivre ma carrière dans le film. Depuis quelques années, je suis davantage producteur de films que réalisateur. Il se trouve que depuis quelques temps, j’ai à nouveau renoué avec la photographie qui me donne beaucoup de satisfaction créative et une certaine compensation. Il faut beaucoup de temps et de sérénité pour faire de bonnes photos, ce que, jeune homme, je ne réalisais pas vraiment, mais aujourd’hui, j’estime énormément ce retour aux fondamentaux. C’est certainement un défi, mais ce sont aussi deux milieux très distincts. Je ne peux pas affirmer que j’ai entretemps trouvé pied dans le monde de la photographie, mais cela peut également être un avantage de ne pas être établi dans la profession et de pouvoir simplement se concentrer sur son travail.

Cette interview a été menée par Simone Feis.

L’exposition La cité transparente au Musée Dräi Eechelen a été inaugurée le 23 avril à 18 heures et se tiendra jusqu’au 16 novembre 2025.

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